Acrasie ou soumission à l’autorité ?

Au cours de ma recherche universitaire, j’ai rencontré deux personnes qui ont vécu presque la même situation professionnelle. Pourtant l’une a fait preuve d’acrasie, alors que l’autre s’est davantage soumise à l’autorité. Ce qui est intéressant, c’est que quand la pression vient de la hiérarchie, il est beaucoup plus simple de s’en libérer que quand elle vient de soi-même. A croire que nous serions notre meilleur ennemi 🙂

CAS 1 : on parle d’acrasie

Gaëlle s’astreint quotidiennement à des actes acratiques sans s’en rendre compte. Elle se sent bien dans son travail, bénéficie d’une grande liberté professionnelle et a d’excellentes relations avec sa hiérarchie. Pourtant un petit sentiment d’amertume monte au fil des mois, comme un agacement. Notre questionnaire l’a aidée à identifier l’objet de sa rancœur contre l’organisation : Gaëlle agit souvent à l’encontre de ce qu’elle estime juste pour elle et génère elle-même son mal-être dans l’entreprise. Alors que sa valeur fondamentale est la famille, elle refuse en effet de quitter son travail à l’heure convenue dans son contrat au risque de faire peser son retard sur ses collègues. Personne n’a été à l’origine de ses choix et elle pourrait faire autrement, mais elle est prise dans l’étau de deux valeurs : la famille et la solidarité. Soulignons que les valeurs en conflit dans une situation donnée, donc appelant des actions contradictoires, peuvent être « deux valeurs d’une même catégorie (Girard, 2009[2]) ». Gaëlle n’en veut à personne, sinon à elle-même de faire systématiquement ce choix à l’encontre de son meilleur jugement. Pourtant elle le reproduit jour après jour. C’est ici que l’organisation devrait identifier cette frustration montante sous peine de voir la jeune femme démissionner dans une incompréhension totale de sa hiérarchie. En effet, « un degré élevé de conflit travail-famille perçu a une influence positive sur le stress et la dégradation du bien-être des salariés (Frone, 2003) », tout comme « les contraintes émotionnelles diminuent le sentiment de bien-être au travail (Gendron, 2008) ».

CAS 2 : on parle de soumission à l’autorité

Benjamin a rencontré sensiblement la même problématique mais il l’a lui-même solutionnée : « je devais systématiquement attendre 19h pour avoir l’attention de certaines personnes et ensuite avancer dans mon travail, résultat je rentrais à 20h30 chez moi. Au fil du temps, j’ai décidé que la désorganisation et les digressions de certains ne pouvaient pas me faire manquer le diner du soir. J’ai donc choisi de partir une fois mon travail terminé et remettre à plus tard ce qui dépend des autres jusqu’à ce que certains s’adaptent. »

Nous pouvons observer que chez Gaëlle, il s’agit effectivement d’un conflit entre ses valeurs qui s’entrechoquent pour la pousser à agir à l’encontre ce qu’elle jugerait raisonnable de faire : rentrer chez elle à l’heure pour profiter de ses enfants. D’un autre côté, sa valeur de solidarité la contraint à rester tard le soir. Sa hiérarchie ne lui impose absolument pas de rester faire des heures supplémentaires. Gaëlle devrait peut-être demander une réorganisation de son travail, mais elle préfère agir librement à l’encontre de ses meilleurs jugements, révélant un comportement acratique qui la pousse à se mettre en recherche d’opportunités professionnelles.

Chez Benjamin, l’acte est déterminé par les autres en toute conscience. Il a donc plus de facilités à exprimer son refus et réaffirmer ses valeurs fondamentales : la famille et le respect de l’autre.

Selon Jon Elster, ces comportements sont rendus possibles « non en raison de la personnalité de l’individu, ni en raison de la situation, mais par leur interaction (Elster, 2007) ».


Perdre ses valeurs au travail

Rester tard au bureau le soir, répondre aux emails professionnels le week-end, reporter ses vacances alors que toute la famille a déjà fait ses valises, négliger un patient ou un client pour en privilégier un autre… Tous ces compromis que nous faisons trop souvent au travail deviennent finalement des pertes de valeurs et nous contraignent à agir contre ce que notre jugeons bon de faire. Ce sont ces « petits arrangements avec soi-même » ou ces « marchandages intellectuels » qui finissent par ronger notre motivation au travail !

Au grand étonnement de celui qui observe le fonctionnement d’une entreprise, il arrive que le salarié agisse même à l’encontre de son jugement dans un contexte de libre-arbitre. Or il s’agit souvent d’une pression que l’acteur fait peser sur lui-même, soit parce que l’organisation l’a habitué ainsi, soit parce que ses valeurs s’entrechoquent dans son fonctionnement au travail.

C’est vrai : comment poser un jour de congé pour emmener son enfant chez le médecin en sachant que ses collègues vont alors être surchargés de travail, comment choisir entre la priorité donnée à sa famille et l’empathie pour les autres ? Les exemples de conflits de valeurs ne manquent pas dans l’univers professionnel. Pour ne citer que le milieu hospitalier, les témoignages sont nombreux de soignants tiraillés entre le temps passé à l’administratif, se soumettant ainsi aux impératifs de l’organisation et leur valeur de compassion qui les inciterait à passer plus de temps auprès des patients.

Les arrangements avec nous-même sont des « actes acratiques« 

En interrogeant de nombreuses personnes au cours de ce travail, nous avons rencontré une banquière au fort tempérament, aujourd’hui à la retraite. A la question « avez-vous déjà fait preuve d’acrasie », elle a tout d’abord nié avoir jamais cédé sur ses principes, trop « carrée » selon elle pour montrer le moindre signe de faiblesse. Puis en fouillant sa mémoire, elle s’est souvenue avoir réellement échoué à résister lorsqu’alors commerciale, elle avait dû vendre à ses clients des actions d’une grosse entreprise de fabricant de tabac. Elle-même non fumeuse et fortement contre la cigarette, elle a dû céder en dépit de ses valeurs pour privilégier le profit.  De son propre aveu, elle a rapidement pris conscience de ce qu’elle faisait et cessé la commercialisation de ces actions pour se concentrer sur d’autres, mais pendant quelques jours, elle a fait preuve d’acrasie et rentrait le soir chez elle dépitée d’avoir cédé et en baisse d’estime de soi. Nous pouvons noter que si le terme « acrasie » n’est pas posé en tant que tel, notre société commence depuis quelques années à aborder des notions assez proches, sinon déclencheurs comme « la détresse éthique » ou « les conflits de valeurs ».

C’est quand notre travail nous oblige à faire ce que nous ne trouvons pas juste, pour nous ou pour les autres que le malaise s’installe… Et on constate aujourd’hui que de plus en plus d’individus ont envie d’aligner leurs valeurs personnelles et leur métier. Pour beaucoup, la solution est la fameuse « grande démission » que notre société traverse aujourd’hui.


Pourquoi un site sur l’acrasie ?

Tout simplement parce qu’il n’en existe pas en France !

Alors que la procrastination, sa lointaine cousine, est utilisée à toutes les sauces, il est très rare d’évoquer un acte acratique (on trouve aussi parfois « acrasique ») quand on fait quelque chose malgré soi…

Le mot « acrasie » posé par le psychiatre Christophe Dejours, que j’ai découvert au travers de mes lectures personnelles, a été le point de départ de mon travail. Ce terme que le psychiatre déploie particulièrement dans son ouvrage « La panne, repenser le travail et changer la vie » dessine les contours de cette notion qui selon lui, « s’installe dès lors que le sujet est amené à commettre un acte qui entre en contradiction avec ce qu’il pense« .

Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ?

Est-ce que vous avez déjà compté le nombre de fois où, au travail, vous vous dites que vous auriez pu ou dû faire autrement ? Si vous prenez le temps de le faire, dans la plupart des cas, vous verrez que c’est énorme !

La preuve : une étude de la DARES de 2016 a révélé que 61 % des actifs occupés estiment devoir faire « toujours, souvent ou parfois des choses qu’ils désapprouvent », 54 % « ne pas pouvoir faire du bon travail, devoir sacrifier la qualité » et 30 % « toujours souvent ou parfois » devoir « mentir à des clients, des patients, des usagers, des collègues ». L’analyse de mai 2021 consécutive à cette enquête fait émerger que « Six actifs occupés sur dix signalent être exposés à des conflits de valeurs dans leur travail » avec toutes les conséquences sur la santé mentale et le bien-être que cela peut entraîner. Les conflits de valeurs appelant des actions contradictoires que vivent régulièrement les salariés dans leur travail sont en effet générateurs de souffrance au travail.

En bref, vous exercez votre métier correctement, mais pas comme vous aimeriez le faire.